Le punt da Suransuns

 

"La dernière structure que je vais vous présenter n'est pas la moins intéressante. Cette passerelle s'appelle le Punt da Suransuns. Elle utilise une forme structurelle qui est l'exact opposé du pont en arche depuis des millénaires : le pont suspendu. Elle a été conçue par Jurg Conzett, un ingénieur suisse spécialisé dans la précontrainte. Elle a été construite l'année dernière.

 

Cette passerelle est située sur le sentier de montagne de la Viamala dans les Grisons. Elle franchit 40m au dessus du Rhin supérieur qui n'est encore qu'un torrent de montagne. Conzett a expliqué que cette passerelle était une continuation à la fois symbolique et physique du chemin au dessus du torrent.

 

Dans ce secteur, le chemin est dallé avec des grandes pierres. La passerelle est constituée avec des dalles similaires de 6cm d'épaisseur. Conzett parle à son propos d'une voie de pierre suspendue. La mise en Ïuvre de dalles de pierre rappellent les voies romaines qui il y a 2000 ans ont constitué les premières infrastructures dans les Alpes. Leurs empreintes ont perduré jusqu'à aujourd'hui.

 

La passerelle est apparemment dénuée de toute performance technologique, elle apparaît très simple, minimale. Cette structure suspendue est en fait dérivée d'une forme structurelle développée pour le béton précontraint : le ruban précontraint. Cette forme a été développée au cours des années 50 par l'ingénieur allemand Ulrich Finsterwalder. Les ponts à ruban précontraint en béton sont constitués de dalles minces suspendues, légèrement incurvés. Par rapport aux ponts suspendus classiques, les suspentes et le tablier sont confondus. Ils ont besoin d'une courbure beaucoup plus faible pour être stable. Ici, le rapport entre la flèche et la portée est de 1 sur 40. En contrepartie, ils nécessitent des ancrages très importants.

Le ruban précontraint est une forme structurelle minimale très impressionnante qui peut rappeler les ponts suspendus primitifs que l'on trouve dans l'Himalaya ou dans les Andes. C'est toutefois une forme calculée et beaucoup plus stable.

 

Le Punt da Suransuns est l'aboutissement du transfert d'une technologie pour un matériau coulé à un matériau modulaire comme la pierre. Les composants de la structure sont les suivants. Les câbles de précontrainte coulés dans le béton ont été remplacés par des 4 rubans en acier inoxydables de 60mm par 15mm d'épaisseur qui franchissent les 40m. Ces plats sont ancrés dans des massifs en béton armé sur chaque rive (au droit des massifs, les plats sont multipliés afin de compenser les efforts de fatigue dus aux mouvements de la structure). Les dalles en pierres de 110*25*6cm sont fixés mécaniquement à ces plats par l'intermédiaire des potelets de garde-corps.

 

Une fois la structure assemblée, les plats en acier ont été précontraint avec un compresseur hydraulique à partir d'une des rives afin de créer une sorte d'arc précontraint mince et inversé : un ruban précontraint.

 

La pierre mise en Ïuvre est un gneiss local, extrait à Andeer. C'est une pierre très dure et résistante, supérieure aux meilleurs granits. Entre chaque dalle, des plats en aluminium ductile ont été insérés afin de garantir une distribution " idéale " des efforts lors de la mise en précontrainte et des différents cas de charge. Cette idée a été inspirée par le rôle que joue l 'aluminium ductile dans certaines façades légères en verre. Cette passerelle serait envisageable sans précontrainte mais il faudrait alors que les dalles soient plus lourdes et donc plus épaisses pour garantir une stabilité minimum.

 

La construction du pont a été très rapide à partir du moment où les culées ont été coulées. Les rubans en acier et les dalles en pierre ont été approvisionnés sur le site par hélicoptère. Une fois mis en place, les rubans en acier ont constitué un pont de chantier à partir duquel les constructeurs ont pu mettre en place les dalles de pierre et ensuite précontraindre l'ensemble.

 

Ce type de pont n'est évidemment pas aussi rigide qu'une forme non suspendue. Conzett a expliqué que les usagers du pont s'accommodaient d'une flexibilité relative compte tenu de l'emplacement de l'ouvrage, en haute montagne. Dans un site plus urbain, une étude plus fine du comportement en service du pont serait sans doute nécessaire. Conzett développe actuellement les enseignements de cet ouvrage et envisage de construire un pont 25% plus long sur le même chemin."